“Éris, ton transmetteur vient de sonner, je crois bien que c’est Pierre”

Alors que je suis méticuleusement en train de percer un bouton d'acné devant le miroir de la salle de bain, ma mère m’appelle. Pierre, mon arrière-grand-père mort il y a environ 75 ans (49 ans avant ma naissance, donc), peut communiquer avec moi depuis mon transmetteur, que j’ai reçu pour mon 15^ème anniversaire. Quel bonheur était-ce quand j’ai ouvert sans surprise le paquet contenant l’objet que je convoitais depuis des mois ! Bon. Ce n’était pas le dernier modèle, comme ceux de mes amis, mais c’est tout ce que je pouvais espérer du  maigre budget de mes parents.

 Pourtant, c’est Pierre qui a inventé le fameux appareil. Papa et Maman ne m’en parle pas trop, mais j’ai fait des recherches sur le net : il paraît que c’est lorsque Anaïs,  sa femme, est décédée d’un cancer que l’idée lui est venue d’inventer une machine pour transmettre des informations des  morts aux vivants et vice-versa. Quand je pense que cette invention a révolutionné la façon de communiquer dans le monde entier ! Et les descendants de l’inventeur n’ont même pas les moyens de s’offrir cet appareil ! J’ai donc bénéficié d’un petit B498a2, que j’affectionne quand même. Avec Samy (c’est plus pratique et plus cool que B498a2 comme nom), je ne peux communiquer qu’avec une seule personne. Autant vous dire que je ne me suis pas torturé l’esprit pendant bien longtemps avant de jeter mon dévolu sur Pierre. Une seule personne, c’était la règle il y a encore quelques années pour ne pas trop importuner nos aïeuls et surtout, qu’ils n’influent pas trop sur le monde des vivants. Il paraît que leurs conseils ont quand même évité plein de guerres et tout et tout. Mais le gouvernement ne voulait rien savoir. Et puis un jour ça a changé. Du jour au lendemain, de nouveaux modèles de transmetteurs sont sortis, permettant de converser avec plusieurs défunts. En échange, ils ont durci le protocole d’accès à la communication :

Pour entrer en contact avec un mort, il faut rédiger une demande précise au département du contact entre vivants et morts (DCVM) - On ne peut choisir que nos ancêtres. - Et encore faut-il qu’ils ne soient pas trop ronchons pour bien vouloir entrer en contact avec nous.

Ah ! On en apprend des choses sur le net ! Mais moi, je ne suis pas soumis à ces nouvelles règles, puisque Samy est presque une antiquité. D’ailleurs, tant mieux, car je ne suis pas sûr que le DCVM aurait accepté qu’un ado (catégorie sociale jugée à risque, coté rébellion) reçoive les conseils avisés d’un (très) vieux savant-fou (mais très sympa quand même).

Une fois que j’en ai eu fini avec ma pustule, je me suis précipité pour aller repêcher in extremis mon transmetteur qui vibrait de nouveau dans la main de ma mère en émettant des miaulements de chaton (finalement le seul défaut notoire de Samy). J’ai arraché le transmetteur des mains de ma mère en lui lançant un regard noir tandis qu’elle me regardait avec un sourire amusé (ce qui, vous vous en doutez bien, n’a fait que me mettre plus en colère). Mais au fond de moi, je sais bien qu’elle ne se serait jamais permis de regarder sans autorisation les messages de Pierre (son grand-père maternel, au passage) déjà parce que je ne lui aurais jamais pardonné, mais aussi (et surtout ?) car c’est interdit par la loi.

De peur que l’horrible sonnerie ne résonne encore à mes oreilles encore rouges de colère, je déverrouille brutalement Samy et m’enferme dans ma chambre. Il y a bien deux messages. J’ouvre le premier et une suite de chiffes sans queue ni tête remplie mon écran :

221512414251144111144235351114431514 1334414251142415514523152142122322311112223111122311141534341314

Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce ne peut pas être un bug, ce n’est pas du binaire ? Mon Grand-Papy ne perdrait pas les pédales, là-haut ? Si même les morts perdent la tête, alors où va t’on ? Je décide d’ouvrir le second message. Il est bien plus bref, cette fois, mais pas tellement plus clair : “Bonne chance, A+ !” Pierre ne s’est jamais vraiment défait du langage de son époque, ce qui rend parfois la communication difficile. A+ ? Connais pas. Mais ce qui importe le plus pour le moment c’est de comprendre ce que signifie ces chiffres…